Selon une étude sociologique récente, les femmes qui arrivent au pouvoir ont des profils plus masculins que la moyenne et obéissent aux règles établies par les hommes. Une féminisation de la pratique du pouvoir n’est donc pas pour demain.
Les femmes qui obéissent ne font pas l’histoire (1). On aime bien cette phrase à la maison, on l’a même collée sur la porte pour afficher la couleur aux visiteurs. Elle nous fait penser à Frida Kahlo, Rosa Parks, Emma Goldman… Elle nous sert de mantra : désobéissons pour bouger les conservatismes et faire avancer le monde (pas moins que ça). C’est vrai d’abord ? Les femmes seraient-elles moins nombreuses aux postes d’influence parce qu’elles sont trop discrètes, trop obéissantes ? Si c’est ça, levons-nous les filles et brisons nos entraves, debout, debout !
Eh bien vous pouvez vous rasseoir, les copines. Car c’est tout le contraire. Des travaux récents ont montré que les femmes qui réussissent à se hisser à des postes dirigeants sont les plus obéissantes. Ces études se sont penchées sur ces rares femmes qui ont percé dans les métiers de la finance (2). Pourquoi la finance ? Parce que le secteur est un bon laboratoire pour comprendre comment des femmes peuvent prendre le pouvoir dans un univers explicitement étiqueté masculin. Quel est leur profil ? Quel a été leur parcours professionnel ? Ont-elles des qualités communes, des comportements typiques qui peuvent expliquer leur réussite professionnelle dans un univers aussi masculin ? Valérie Boussard a suivi des femmes dans le métier des fusions-acquisitions, où on compte une dirigeante pour cinq dirigeants (3). Cette sociologue a réalisé une étude de terrain auprès de banques d’affaires, cabinets d’audit, fonds d’investissement dits de Private Equity. Elle a commencé par identifier les cinq règles non écrites du métier : la priorisation du temps professionnel sur la vie familiale, le goût pour la technique (des chiffres, des ratios financiers, des tableurs Excel), avoir un gros ego qui aime le contact et la compétition, une vision froide qui met à distance les aspects humains et sociaux et l’intérêt pour l’argent. A priori, on se dit que les femmes qui survivent ont des dispositions «viriles», c’est-à-dire qu’on attribue traditionnellement aux hommes. Et sans surprise, la sociologue confirme que les femmes dirigeantes partagent un goût pour le contact, la compétition, ne reculent pas devant la dureté des rapports professionnels…
Mais ce n’est pas tout. Pour être acceptées par leurs collègues masculins, elles adoptent des comportements d’hommes bourgeois : la violence professionnelle reste feutrée, elles valorisent l’éthique du travail dur, s’habillent de façon sobre et discrète, mais surtout… elles acceptent voire défendent l’ordre établi. Le travail d’enquête ne peut pas vraiment trancher sur la casualité : est-ce que le milieu les a rendues ainsi ou étaient-elles obéissantes au départ ? Toujours est-il que les plus obéissantes émergent… D’autres études confirment que les femmes sont loin d’être radicales dans le milieu professionnel. La mobilisation pour réduire l’écart des conditions professionnelles entre hommes et femmes à Wall Street est qualifiée de «mobilisation respectueuse», tandis que les femmes opèrent un «militantisme consensuel». Dit autrement, les femmes ne sont acceptées dans les milieux masculins que si elles sont de bons soldats, voire de meilleurs soldats que les hommes. L’analogie entre les métiers de la finance et le milieu politique se fait assez rapidement : la vie professionnelle qui écrase la vie personnelle, de gros ego, des compétiteurs…
Et par conséquent, le constat n’est guère encourageant pour l’histoire et le monde en général : si les femmes qui émergent ont des profils plus masculins que la moyenne et qu’elles obéissent aux règles établies par les hommes, alors il ne faut pas attendre que la féminisation de la politique change quoi que ce soit à la pratique du pouvoir. Au contraire, les femmes d’influence auraient même tendance à perpétuer les traditions et défendre l’ordre établi, ce qui assure aux hommes et aux bourgeois en général que rien ne change. Sur ce, bon été.
(1) «Women who behave do not make History.»
(2) Pour une revue de la littérature sur la finance et le genre, voir l’excellent article de G. Capelle-Blancard, J. Couppey-soubeyran & A. Reberioux, «Vers un nouveau genre de finance ? Déployer les études de genre en économie politique», Revue de la régulation, 2019.
(3) V. Boussard, «Celles qui survivent : dispositions improbables des dirigeantes dans la finance», Travail, genre et sociétés, 2016, 47-65.
Source : https://www.liberation.fr/debats/2019/06/17/des-femmes-d-influence-aux-ordres_1734357